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Épisode 5 : L’argent comptant au Canada, avec Malcolm Fowler, Curt Binns et Neville Arjani

Justin Ferrabee reçoit Malcolm Fowler, chef des produits et des partenariats à Moneris; Curt Binns, directeur général de l’ATM Industry Association pour le Canada; et Neville Arjani, directeur des recherches à Paiements Canada afin de parler de l’avenir de l’argent au Canada. Des études démontrent une diminution progressive des opérations en argent comptant depuis quelques années, voire l’abandon des espèces et le passage à une société entièrement numérique dans de nombreux pays. Le Canada sera-t-il le prochain à suivre leur trace? Écoutez un débat sur la fin possible du règne de l’argent comptant, les monnaies numériques, et l’avenir des monnaies de papier en polymère et des pièces de métal au pays.

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Invités :

Malcolm Fowler, chef des produits et des partenariats à Moneris
Curt Binns, directeur général de l’ATM Industry Association pour le Canada
Neville Arjani, directeur des recherches à Paiements Canada

Écouter l’épisode

Transcription du podcast

Justin Ferrabee: Qu’ont en commun la Suède, la Chine et le Royaume-Uni? C’est peut-être une question pointue, mais ce sera l’objet de notre discussion aujourd’hui. Il s’agit de leur transition vers une société sans argent comptant.
 
La révolution numérique s’est répercutée dans presque toutes les facettes de notre vie. La musique, les films et même les livres, qu’on manipulait et qu’on entreposait à la maison, abandonnent leur forme physique et adoptent le nuage. C’est la même chose pour les espèces à l’ère des cartes de débit et de crédit, des portefeuilles numériques, des transferts électroniques et des paiements automatiques et visibles.

Nous délaissons les espèces sonnantes et trébuchantes. Ici Justin Ferrabee. Je suis le chef de l’exploitation de Paiements Canada et l’animateur du balado PayPod, qui traite de tous les aspects de l’ambitieuse mission de modernisation des paiements au Canada.
 
Quand je pense à ma propre façon d’utiliser l’argent comptant, je me rappelle que mon père me donnait de l’argent de poche : quelques pièces à mettre dans mes poches, pas une liasse d’argent, mais quelques sous pour les urgences, ou pour un délicieux hot dog du stand au coin de la rue.
 
Mais qu’en est-il du reste du Canada? Les espèces suivent-elles Ia trace de la musique et des films, dont la forme tangible est en voie de disparition? Ou est-ce que l’argent comptant conserve un rôle précis et nécessaire dans notre économie et notre société?

Nos études des dernières années ont mis en évidence le déclin progressif des opérations en espèces. Plus d’un quart des utilisateurs de l’argent comptant ont rapporté qu’ils paient de moins en moins en argent comptant et qu’ils se tournent plutôt vers les options sans contact.

Je reçois aujourd’hui Malcolm Fowler, chef des produits et des partenariats à Moneris; Curt Binns, directeur général de l’ATM Industry Association pour le Canada; et Neville Arjani, directeur des recherches à Paiements Canada, pour parler du rôle et de l’avenir des espèces au Canada.
 
Merci d’être des nôtres aujourd’hui pour un nouvel épisode de PayPod. Pour commencer, dites-moi si vous vous promenez avec de l’argent. Dites-moi, Neville, est-ce votre cas?

Neville Arjani: Je ne suis pas du genre à avoir beaucoup de billets dans mon portefeuille ni à payer souvent en espèces. D’ailleurs, je crois que pendant une bonne période dernièrement je n’ai pas utilisé d’argent comptant du tout. En fait, j’ai passé une année complète sans utiliser de billets ou de pièces de monnaie pour mes achats.
 
Justin Ferrabee: C’est impressionnant! Est-ce que vous vous étiez imposé cet exercice ou c’est arrivé par hasard?
 
Neville Arjani: Je dirais qu’en travaillant pour Paiements Canada, on cherche à comprendre les limites du monde des paiements, comme des geeks des paiements en quelque sorte. Je voulais voir ce que j’arriverais à faire, et j’ai plutôt bien réussi.
 
Justin Ferrabee: Vous est-il arrivé d’être pris au dépourvu? De ne pas pouvoir acheter quelque chose, par exemple?
 
Neville Arjani: Il y a eu quelques occasions. Par exemple, c’est très difficile de passer à côté d’une équipe sportive locale à l’épicerie, d’un cadet de l’air ou de la marine ou d’un jeune qui sollicite des dons et de devoir répondre que vous êtes désolé, mais que vous n’avez pas d’argent comptant.
 
C’est probablement la partie la plus difficile : de ne pas pouvoir appuyer des causes du genre. Cela dit, il y a d’autres moyens de donner de l’argent à ces causes en ligne. C’est pénible de dire non à un enfant en personne, mais, au fond, c’est possible de se rattraper autrement plus tard.
 
Justin Ferrabee: Vous pouviez le faire, mais avec un pincement au cœur?
 
Neville Arjani: Tout à fait.
 
Justin Ferrabee:
C’est le prix à payer, j’imagine. Et vous, traînez-vous de la monnaie?
 
Malcolm Fowler: Je crois que j’ai payé quelque chose comptant hier. Je voyage souvent. Et l’un des défis des déplacements, c’est que pour donner un pourboire à un valet ou à une femme de chambre, il faut absolument avoir de l’argent comptant.
 
Un peu comme Neville qui disait qu’il ne veut pas fendre le cœur de jeunes enfants, j’essaie de ne pas briser celui des gens du secteur des services. Sinon, j’imagine que vous voulez savoir pour quoi d’autre j’utilise encore l’argent comptant?
 
Je dirais pour les sorties à pied. Les festivals et les marchés fermiers, par exemple, sont des milieux où les technologies de paiement sont peu utilisées où c’est parfois difficile de s’en sortir sans avoir un billet de 20 $ ou encore 100 $ dans ses poches pour toute la famille pour la journée.
 
Justin Ferrabee: Et vous, Curt?
 
Curt Binns: Je vis à peu près la même chose. J’ai quelques pièces de 2 $. En fait, je les laisse dans ma voiture quand je fais seulement quelques courses. Je remarque par contre que plus on s’éloigne des grands centres et plus les gens préfèrent l’argent comptant. Il n’est pas écrit de payer en espèces et que le reste est interdit, mais les gens préfèrent les espèces.
 
Justin Ferrabee: Nous parlons surtout de petite monnaie. Mais est-ce que l’un de vous conserve de gros billets pour les urgences, par exemple? Ou, comme on dit, de l’argent dans un bas de laine? Connaissez-vous des gens qui en ont ou est-ce une habitude complètement disparue et il ne reste plus que la petite monnaie?
 
Malcolm Fowler: C’est fini, de mon côté.
 
Neville Arjani: Pour moi aussi.
 
Justin Ferrabee: Et connaissez-vous quelqu’un qui va à contrecourant, et qui/
 
Curt Binns: Je m’en sers encore. Laissez-moi vous donner un exemple. À la maison, on envisage de poser une conduite de gaz jusqu’au barbecue pour l’été. L’installation coûtera 800 $ en argent comptant, tandis que si on veut payer par carte de crédit ou de débit, les coûts grimpent à 1 200 $. Il suffit de faire le calcul.
 
Justin Ferrabee: Oui. C’est le deuxième volet. Le premier étant la liasse de billets pour les urgences, etc. L’autre, c’est la zone grise qui fait que les frais de transaction des opérations qui ne sont pas en argent comptant influencent les comportements et entraînent un flou autour de choses comme la TPS et la TVH. Ça ressemble un peu à des tactiques pour contourner quelques-unes des normes en place pour les taxes.
 
Curt Binns: Oui. Je crois d’ailleurs que c’était le sujet d’un article récent paru en janvier dans le Globe and Mail. Comme vous l’avez souligné plus tôt, Justin, l’article traitait principalement de l’observation que l’argent comptant poursuit son déclin comme mode de paiement au pays.

Cependant, quand on compare les taux des billets et des pièces de monnaie en circulation au PIB, le taux demeure plutôt constant au fil du temps. L’article renchérit en soulevant que, d’après les renseignements sur le site Web de la Banque du Canada, il y a une forte demande pour les billets de 100 $, plus que pour toute autre coupure.
 
Toujours dans cette veine, je vais me garder de faire des hypothèses, mais le journaliste s’est informé auprès d’autres experts du secteur qui signalent le risque d’évasion fiscale, d’économie souterraine, de crimes, etc.
 
C’est un peu étrange qu’il y ait toute cette demande de billets de 100 $ alors que les gens utilisent de moins en moins souvent l’argent comptant et, souvent, lorsqu’ils s’en servent pour faire des achats à un point de vente, c’est en fait pour des montants assez petits. C’est plutôt difficile à croire que je voudrais avoir en poche un billet de 100 $ pour aller au dépanneur acheter...
 
Justin Ferrabee: Surtout que beaucoup de dépanneurs n’acceptent pas les billets de 100 $.
 
Curt Binns: En effet.
 
Justin Ferrabee: C’est une idée intéressante. Donc, même si l’argent comptant est de moins en moins utilisé, vous dites que sa valeur, elle, demeure stable. Est-ce bien ce que vous?
 
Curt Binns: Sa part de l’économie réelle, en tout cas.
 
Justin Ferrabee: Ensuite, comme on vient de le voir, beaucoup d’entre nous continuent d’utiliser l’argent comptant pour certaines petites dépenses, comme les pourboires et les dons aux œuvres de bienfaisance entre autres, tout en adoptant en grande partie le numérique. Qu’est-ce qui reste donc pour l’argent comptant?
 
Ça soulève aussi la question de l’utilisation à bon ou à mauvais escient. Comment est-ce qu’on s’en sert? Pourriez-vous me dire un peu si, à votre avis, l’utilisation de l’argent comptant se limite de plus en plus aux gens qui recherchent l’anonymat et si c’est une bonne ou une mauvaise chose?
 
Malcolm Fowler: Je ne crois pas que ça se réduise à ça. En fait, je crois qu’il y a encore tout un éventail de situations. Par exemple, si on vit en ville, comme il a été mentionné plus tôt, plus on s’éloigne de la ville et plus on voit d’argent comptant et de commerces qui n’acceptent que l’argent comptant. C’est peut-être en partie une question d’infrastructures.
 
Pour accepter des paiements électroniques, il faut avoir une connexion très fiable. Et il y a certainement quelques endroits où ce n’est pas le cas. En fait, il arrive parfois qu’en cas de panne des réseaux cellulaires, il ne soit plus possible d’accepter les paiements. Je doute donc que l’argent comptant disparaisse complètement, mais c’est vrai qu’en ville, on peut dire sans trop se tromper que ce n’est pas nécessaire de traîner de l’argent comptant tous les jours.
 
D’ailleurs, puisqu’on touche un peu à la question de la gestion des paiements en espèces dans les restaurants et des répercussions possibles sur l’économie en général et les taxes, notons qu’au Québec, l’État recourt à quelque chose qui s’appelle le module d’enregistrement des ventes, ou MEV, et insiste pour que tous les restaurants s’en servent pour faire le suivi des paiements en espèces, afin qu’ils puissent comprendre et gérer l’incidence des taxes sur ces entreprises. L’État a de toute évidence jugé qu’il y avait un besoin réel d’effectuer un suivi parce qu’un grand nombre d’opérations n’étaient pas déclarées.

Justin Ferrabee: On dirait que les facteurs s’accumulent, comme le coût du traitement de l’argent comptant. Ce n’est pas gratuit, d’aller à la banque et d’obtenir des coupures. D’ailleurs, pour en avoir des grosses, il faut les commander d’avance. Bref, il y a des obstacles qui en freinent l’utilisation.
 
Curt, pourriez-vous nous dire un mot sur le fait que votre entreprise mise sur l’idée que les gens veulent continuer d’utiliser les pièces et les billets?
 
Curt Binns: Oui.
 
Justin Ferrabee:
Parlez-nous de votre vision de l’argent comptant à long terme.
 
Curt Binns: À long terme au Canada... Les Canadiens semblent maintenir leur position et regarder les autres pays faire. Pour donner suite aux chiffres de la Banque du Canada avancés par Neville, selon les statistiques publiées il y a quelques semaines, il y aurait en fait une augmentation de l’argent comptant, et il y en aurait plus en circulation que la valeur du PIB. C’est énorme. C’est vraiment énorme. Je pense qu’il y a beaucoup d’argent caché sous les matelas. Le mien est agrafé sous mon bureau.
 
Justin Ferrabee: Où habitez-vous? [interférence 0 h 9 min 41 s]. Prenons un peu de recul et supposons que la tendance est bien là et que nous l’observons. Qu’arriverait-il si on abandonnait vraiment l’argent comptant? Nous savons que l’économie d’autres sociétés a pris cette voie. Qui sont les gagnants et les perdants de l’élimination du comptant?
 
Curt Binns: Je crois que le secteur des guichets automatiques et beaucoup d’autres secteurs connexes seront durement touchés. Même les grandes firmes de télécomm, par exemple, elles s’occupent d’autres machines partout au pays, et quand il est question de connexion, il faut avoir son fournisseur de service local. Toutes ces choses-là, c’est comme ça que ça marche, et c’est plutôt stable.
 
Neville Arjani: Je suis d’accord, vous savez, à propos des avantages d’un monde sans comptant. Cela dit, j’aimerais prendre du recul un instant, Justin, et répondre aussi à un point soulevé par Malcolm. Sachez que l’argent comptant ne sert pas qu’à financer des activités louches.
 
En fait, ça demeure l’un des principaux modes de paiement au pays. On s’en sert d’ailleurs pour 30 % des transactions. Si je me souviens bien, dans notre plus récent rapport sur les modes de paiement et les tendances des paiements au Canada, je crois que nous avons rapporté qu’environ 6,5 milliards de transactions de paiement se faisaient en argent comptant.
 
Justin Ferrabee:
On n’a pas encore écoulé toute notre monnaie?
 
Curt Binns: Non, pas encore.
 
Neville Arjani: Encore une fois, c’est peut-être concentré dans certains secteurs, comme le commerce de gros ou de détail ou pour d’autres applications mieux adaptées à l’argent comptant.
 
Justin Ferrabee: Supposons qu’on s’oriente dans cette direction et qu’une politique soit mise en place ou que le côté économique du transport de l’argent comptant devienne très contraignant ou trop cher, et qu’on décide de s’en passer. Qui serait perdant? Est-ce que les consommateurs seront perdants ou... Qui sont les gens investis dans l’argent comptant en ce moment, et qui sont avantagés par le fait qu’on en a beaucoup?
 
Neville Arjani:
À mon avis, c’est très difficile à dire. En économie, il y a généralement un agent représentatif ou une espèce de cohorte, et on en brosse le tableau à gros traits. Je dirais que même dans le secteur de la consommation ou des affaires, il y aura des gagnants. En fait, il y aura des gagnants et des perdants. Vous me suivez?
 
Par exemple, selon notre sondage sur les modes de paiement et les tendances au pays, et comme l’a souligné Curt plus tôt, nous essayons de cerner qui sont les grands utilisateurs du comptant, et ce qui caractérise les Canadiens qui utilisent l’argent comptant pour au moins 50 % de leurs dépenses annuelles.
 
Au Canada, ce sont généralement des jeunes, des gens à faible revenu, et ceux qui habitent en milieu rural, comme l’avait soulevé Curt. Il faut y réfléchir et en même temps, d’un autre côté, il faut réfléchir ici à l’expérience personnelle.
 
Mais il y a beaucoup de personnes âgées au Canada qui, d’après moi, seraient terrorisées à l’idée d’abandonner l’argent comptant. Prenons la santé mentale, par exemple, qui pourrait empêcher quelqu’un de se souvenir de son NIP et de ce qu’il doit faire avec sa carte au point de vente.
 
Ces gens ont aussi un sentiment d’indépendance lorsqu’ils peuvent sortir sans gardien ou membre de leur famille, et participer à l’économie au quotidien en allant au commerce du coin ou ailleurs. Je pense qu’il ne faut pas oublier ces gens quand on envisage d’éliminer l’argent comptant.
 
Justin Ferrabee: C’est un excellent point. Et les autres, qu’en pensez-vous?
 
Malcolm Fowler: Bien, je suis d’accord avec les commentaires émis. Après tout, 6 % des Canadiens, selon les statistiques, n’auraient aucun moyen de payer s’il n’y avait pas d’argent comptant. Je crois que le Canada a fait un travail plutôt remarquable en ce qui concerne ses systèmes et ses infrastructures bancaires; il a rendu les services bancaires accessibles à beaucoup plus de gens que d’autres pays du monde, et c’est l’une des raisons qui font de nous des chefs de file des milieux sans argent comptant.
 
Mais pour s’occuper des derniers 6 %, soit les gens pour qui ça poserait des risques, il faudra que les institutions et les administrations publiques fassent un travail colossal. D’après l’argument soulevé, parmi ces 6 %, il y en a qui n’arriveront juste pas à s’adapter à un autre mode de paiement. Ce sera un véritable défi.
Je crois que, pour répondre à la question sur les perdants, notre compréhension et notre apprentissage de la valeur de l’argent s’appuient au départ sur le billet de 20 $, sur la monnaie qu’on obtient et qu’on apprend à compter, et sur la nature tangible de l’argent comptant. Je me demande donc si... Peut-être que toutes ces craintes et tous ces commentaires sont injustifiés, mais je demande comment l’absence de cet apprentissage dans l’enfance pour toute une nouvelle génération influencera ses habitudes de dépenses et sa compréhension du fonctionnement de l’économie et du commerce.

Neville Arjani: C’est un très bon point. Ça me fait penser à mon fil de sept ans. Dans le programme de deuxième année, il doit apprendre les différentes pièces de monnaie, les coupures des billets, etc., et grosso modo apprendre comment compter l’argent.
 
Justin Ferrabee: Et il doit le faire à l’école parce qu’il n’y a pas d’argent comptant chez vous.
 
Neville Arjani: Tout à fait. C’est exact. Oui. Il doit en trouver ailleurs.
 
Justin Ferrabee:
Changeons un peu d’angle. Il y a manifestement des cas pratiques. Il y aura des personnes, des habitants ou des groupes qui ont de l’argent comptant. Ça fait partie de leur vie. Ils s’en servent, ils en ont besoin, ça fonctionne et c’est un mode de paiement, et ça fonctionne avec le reste.
 
D’après vous, quelles innovations viendront régler certains de ces problèmes, comme l’exemple que vous avez donné des campagnes de financement à l’épicerie?
 
Vous voudriez pouvoir donner cinq dollars, mais vous ne les avez pas. Que voyez-vous comme innovation qui permettrait de combler peu à peu cette lacune, de rejoindre les 6 % et de contourner ces difficultés? Qu’est-ce qu’il y a de nouveau et d’intéressant sur le marché?
 
Curt Binns: Vous soulevez un excellent point, et je crois que moins il y aura d’argent comptant, plus il faudra activer de points d’acceptation. Et pas que ceux des marchands. On a tendance à penser seulement aux commerces et à ce qui se passe dans les magasins.
 
Mais il y a aussi les échanges entre particuliers. Si cinq personnes vont manger au restaurant et que quelqu’un paie pour tout le monde en argent comptant ou numérique, comment vont-ils régler leurs comptes? Est-ce que nous devenons alors tous des marchands? Que faudra-t-il mettre en place pour permettre les échanges entre les gens?

Bien, il y a évidemment eu quelques progrès à cet égard, entre autres les transferts interactifs, qui gagnent très vite en popularité, entre les gens et entre les entreprises, ou encore entre les consommateurs et les entreprises, pour l’achat de services, par exemple.
 
J’observe que le coût de l’équipement et des technologies diminue beaucoup, ce qui les rend accessibles aux marchands, et aussi que le coût de l’acceptation baisse à la longue. Je crois que les obstacles qui empêchent les petits commerçants d’accepter l’argent comptant disparaissent.
 
Je crois aussi que la vitesse et la commodité de l’acceptation proviennent surtout des opérations sans contact, mais que dans l’avenir, elles proviendront du commerce numérique et changeront la nature du commerce. Selon nos études, d’ici 2026, la moitié du commerce ne se fera plus en personne. Mais pour utiliser l’argent comptant, il faut le faire en personne. Ce sera une motivation de plus qui incitera les commerces à toujours accepter les modes de paiement électroniques.
 
Neville Arjani: Il me semble que selon les données les plus récentes, 14 % des transactions aux points de vente se font maintenant à distance. Et ça augmente, que ce soit pour les consoles de jeu, les achats intégrés aux applications, etc.
 
Justin Ferrabee: Il existe une veste d’organisme de bienfaisance, par exemple, que vous pouvez vous procurer, si vous êtes dans la rue et que vous amassez des fonds; les gens peuvent passer leur carte de débit devant le lecteur de la veste. Ça règle le cas dont vous parliez, quand on n’a pas d’argent, mais qu’on veut faire un don quand même.
 
Neville Arjani: Quelques régions se tournent vers ce genre d’options, mais ailleurs, comme en Chine, c’est déjà fait avec les paiements par code QR.
 
Justin Ferrabee:
Et quelle serait la place des cryptomonnaies dans tout ça? Allez-vous distribuer des jetons de cryptomonnaie dans vos guichets automatiques un jour pour résoudre le fossé numérique?
 
Curt Binns: La cryptomonnaie est en quelque sorte en marge des guichets automatiques, pour ce qui est de l’accès. Nous avons des vendeurs qui veulent utiliser nos infrastructures pour acheter et vendre des bitcoins, par exemple. Pourquoi n’est-ce pas le cas?
 
Malcolm Fowler: Le produit n’existe que depuis 10 ans. Je ne suis pas nécessairement un promoteur du bitcoin, mais je veux notamment tenir compte du fait que cette technologie en est encore à ses débuts.
 
Justin Ferrabee: Neville, disons qu’on prend une devise et qu’on voit ses pièces et ses billets disparaître, et supposons que vous avez une banque centrale qui a peu de sa devise en ce moment et que vous avez la cryptomonnaie. Aurons-nous une monnaie de carte numérique ou une devise émise par une banque centrale numérique?
 
Neville Arjani: Je parierais qu’avant que le bitcoin prenne vraiment son envol, s’il a un jour la chance de devenir un moyen d’échange grand public, il y aura d’abord une monnaie numérique d’une banque centrale.
En fait, on voit déjà que la Banque du Canada, par ses discours et ses rapports de recherche, est en train d’étudier les avantages et les inconvénients de la monnaie numérique d’une banque centrale, non seulement comme mode de paiement pour les Canadiens, mais aussi du point de vue de l’incidence d’un actif de ce genre sur les politiques monétaires.
 
On voit aussi que les banques centrales du monde entier sont emballées par l’idée. Je crois que nous continuerons d’entendre parler des devises numériques des banques centrales. En fait, on peut bientôt s’attendre à quelques expérimentations. Et à une plus grosse charge de travail aussi.
 
Malcolm Fowler: Avant qu’on change de sujet, j’aimerais ajouter que, selon les chiffres actuels sur les opérations numériques, la Banque du Canada a une devise centrale gérée de façon numérique dans tout le réseau des institutions bancaires au Canada. On l’appelle le dollar canadien.
 
Je ne crois pas qu’il faille en faire des chaînes de blocs ou le numériser. Les problèmes dont on a parlé, que ce soit la perte de bitcoins ou d’argent, le vol, la mauvaise utilisation des fonds dont on entend parler dans les médias à propos des opérations avec des bitcoins par exemple, c’est parce qu’elles ne sont pas endossées par un organisme de confiance.
 
Alors que dans notre cas, c’est l’État canadien qui détermine la valeur d’un dollar. Et il y a une infrastructure qui vérifie l’argent en circulation. Mon prêt hypothécaire est numérique. Ma, disons, ma paie... Ils vont se débarrasser des chèques. Ma paie est numérique. Il y a peut-être de 95 à 98 % de mes dépenses qui sont numériques. Et pourtant, il n’y a pas de chaîne de blocs derrière tout ça.
 
Justin Ferrabee:
Disons qu’on observe une diminution de l’utilisation de l’argent comptant en même temps qu’un flot d’innovation, et que les coûts de l’utilisation du comptant grimpent. On va naturellement le délaisser, l’épuiser et rendre diverses choses numériques. Il y a toutes sortes de mécanismes qu’on aura pu corriger, pour intégrer toutes les personnes vulnérables au processus.
 
Quels sont les risques alors? Je pense entre autres aux données et à la protection de la vie privée. Maintenant que tout est consigné et que nous profitons un peu des avantages d’un système fiscal plus respecté et de bien d’autres aspects positifs, qu’arrive-t-il à toutes les données que nous voyons sur nous et sur les dépenses que nous faisons?
 
Malcolm Fowler: Tout le monde me regarde : « Vous avez mes données, mon cher. » Je crois, encore une fois, que dans les économies et les entreprises qui font partie d’un réseau de paiements de confiance, les gens font très attention à l’utilisation qui est faite des données. Ils s’assurent que ce n’est pas personnalisé et qu’il est impossible de retracer quelqu’un.
 
Moneris produit des rapports sur les tendances des dépenses au Canada en fonction de la masse de données de nous traitons. On nous demande parfois de comparer une ville à une autre, mais c’est à partir de sources de données regroupées et anonymisées, et non individuelles.
 
Selon moi, ce qui peut poser problème, ce sont les entreprises qui n’ont pas gagné la confiance des gens, et nous avons vu beaucoup de réseaux de médias sociaux briser ce lien de confiance. Ça se passe maintenant, et c’est ça qui devrait nous inquiéter des masses de données en circulation.
 
Pour être honnête, en ce qui concerne les dépenses dans les commerces de détail et en affaires, nous vivons dans une société qui s’attend à ce qu’elles soient enregistrées pour l’impôt et par équité dans le pays. On ne peut pas vraiment s’inquiéter. Je pense quand même qu’il faut que les bonnes infrastructures soient en place pour protéger les consommateurs et chacun d’entre nous, mais/
 
Justin Ferrabee:
Même s’il y a les infrastructures, on voit des cyberattaques qui sont très réussies et des divulgations massives de données très très personnelles. Il me semble que c’est un des risques d’un système de paiements numériques.
 
Malcolm Fowler: Je suis d’accord, et je pense aussi qu’une cyberattaque qui s’en prend au réseau qui traite les transactions présente aussi un risque pour un système de paiements entièrement numérique. S’il y a une panne de courant et qu’on ne peut plus traiter d’opérations, qu’est-ce qui se passe? C’est arrivé dans de très rares cas, à cause de pannes de courant régionales ou de pannes de réseaux bancaires qui ont duré 24 heures, ou quelque chose comme ça.
 
Nous n’avons jamais vu ce qui se passerait si ça durait 30 jours. Ce sont certainement des risques pour le système, qu’il faudrait examiner en détail.
 
Justin Ferrabee:
S’il y a une concentration qui se produit avec le numérique, si j’ai une devise physique et qu’elle est distribuée partout, alors il n’y a pas de danger. Ou, du moins, c’est distribué et sûr quand c’est centralisé et que les réseaux sont... Paiements Canada veille de manière très très disciplinée à ce que nos systèmes de paiements soient sûrs. Il y a une certaine vulnérabilité qui est associée à tout ce qui est numérisé.
 
Malcolm Fowler:
Oui. Mais sur ce point-là, je dirais que c’est au fond une question d’économie parce que, vous avez raison, quand on centralise tout autour d’un nœud, d’un grand carrefour de réseaux, on risque en effet d’accroître le risque.
 
D’un autre côté, si le réseau centralisé et ses entreprises font des économies d’échelle, il y a alors les questions d’efficacité. Si on décide de décentraliser, on aura de nombreux réseaux, et ça pourrait coûter cher.
 
L’interopérabilité devient aussi peu à peu un enjeu. Disons qu’il faut trouver un équilibre entre les craintes concernant les risques, et les coûts des autres solutions possibles pour l’atténuation des risques.
 
Justin Ferrabee: Supposons que les paiements sans argent comptant deviennent omniprésents et qu’on puisse compter sur eux partout. Qu’est-ce qui va changer dans la vie du consommateur ou de la petite entreprise si on élimine complètement l’argent comptant? Est-ce qu’on est déjà rendu là? Je ne sais pas. En quoi la vie sera-t-elle différente? Et qu’est-ce qu’on gagne à éliminer l’argent comptant, si on réussit et que la tendance se maintient?
 
Neville Arjani: Prenons les comportements qu’on observe aujourd’hui dans les commerces de détail. En décembre, 48,X % de l’ensemble des opérations traitées par Moneris étaient des opérations sans contact. Si on retourne cinq ans en arrière, c’était un chiffre bien plus petit.
 
Il faut donc se questionner sur le pourquoi. Je pense qu’il y a deux raisons. La première, c’est la commodité : c’est simple. Le consommateur et le marchand gagnent tous les deux du temps, et c’est plus efficace. Leur expérience est plus agréable. Les paiements se font en douceur.
 
Quand on y pense, on voit que les capacités de paiement sans contact sont devenues omniprésentes au Canada, aux points de vente des commerçants et par les cartes émises par les institutions financières, sans parler des téléphones et des montres. On se rend alors compte que notre système commence réellement à éliminer toute friction dans l’écosystème des paiements.
 
Deuxièmement, il y a, comme je le disais, le fait que 50 % des transactions d’ici 2026 ne seront plus faites en personne. Et si on se transporte en 2030 ou en 2032, il n’y en aura que 25 %.
 
Une grande partie des achats au restaurant sont maintenant faits par des services de livraison. Et il n’est alors jamais possible de payer par argent comptant. Pourquoi? Pour la commodité, le côté pratique.
 
Nous sommes en pleine métamorphose, ou peut-être près de la fin d’une métamorphose où nous passons des paiements en devises aux paiements électroniques pour la majorité de ce qui se passe dans le commerce de détail de nos jours. Je crois qu’entre les gens, ce n’est pas encore tout à fait réglé. Je pense aussi aux personnes marginalisées, les 6 % des consommateurs et un pourcentage semblable des commerçants qui n’ont pas encore franchi le pas et qu’il faut accompagner dans leur démarche. Tant que nous ne les intégrons pas, nous n’aurons jamais une société sans argent comptant. D’ailleurs, je ne crois pas que nous passerons un jour uniquement au numérique.
 
Curt Binns: Je suis d’accord. Nous ne serons jamais numériques à 100 %. Ce qui est convaincant pour nous, c’est que nous avons fondé il y a deux ans un consortium d’acteurs du secteur des paiements. Et aujourd’hui, nous avons 220 membres. Nous recevons toutes sortes d’idées des quatre coins de la planète. Beaucoup de gens perçoivent maintenant le guichet automatique comme si c’était leur banquier.
 
Si je veux aller jouer au bingo un samedi soir et que j’ai besoin de 20 dollars, je vais voir mon banquier. Je ne pense même plus à aller à la banque. Si on opte pour le numérique partout, on élimine une option pour le consommateur et c’est pour ça que je ne crois pas que l’argent comptant va disparaître complètement.
 
Malcolm Fowler: Ici, je me permets d’exprimer respectueusement mon désaccord, en m’appuyant sur la situation démographique nationale et sur tous les changements entraînés par la technologie dans le monde du commerce en si peu de temps au pays. Dans le monde, il y a des pays qui ont pratiquement éliminé l’argent comptant même si aucun ne l’a encore fait à 100 %.
 
C’est juste que j’ai bien du mal à imaginer que dans 25 ou 30 ans, de mon vivant, je l’espère, on continuera de s’échanger des pièces métalliques et des papiers en polymère pour faire des paiements.
 
Justin Ferrabee: Super. Bien, un grand merci à vous trois pour vos observations sur la société sans argent comptant. Merci beaucoup tout le monde.
 
Merci à vous, Malcolm, Neville et Curt, de nous avoir donné votre avis sur le rôle de l’argent comptant au Canada et sur l’avenir de l’argent, qu’il soit physique ou numérique. C’est sans aucun doute une question très complexe, avec de nombreuses facettes à prendre en compte.

Qu’en pensez-vous? Verrez-vous la disparition de l’argent comptant de votre vivant? Croyez-vous que ce sera bon ou mauvais pour le pays? Vous pouvez participer aux discussions en ligne en tapant #paiementsmodernes. Faites-nous part de votre opinion.


Nous voilà déjà à la fin de cet épisode de PayPod, mais nous vous invitons à vous joindre à nous pour le prochain, où nous continuerons d’explorer l’univers des paiements. Comme toujours, l’émission peut être téléchargée dans votre application de baladodiffusion préférée ou à paiements.ca. Ici votre animateur, Justin Ferrabee, qui vous dit à la prochaine.

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